CUISINNIÈRE-MOLÉCULES

Par Hervé This

Une recette inspirée de Pierre Gagnaire pour jouer avec les infusions, macérations, décoctions. Un paradoxe, en quelque sorte, puisque, habituellement, c’est mon ami Pierre qui s’inspire de mes idées.
Soyons honnête, toutefois: comment aurais-je pu avoir l’idée de faire une gelée d’olives avec un Mendeleïev de poireau? Voire seulement de mêler le goût de l’olive et celui du poireau… ce qui me fait penser que j’ai laissé passer l’occasion de demander à Pierre pourquoi il a proposé ce mélange.
Ici, mon apport n’a donc été que de contribuer à faire une belle gelée, d’une part, et ce Mendeleïev de poireau, qui est une préparation aussi nouvelle que la mayonnaise l’a été au XVIIIe siècle.
Pourquoi ce nom de Mendeleïev? Parce que le chimiste russe Dmitri Mendeleïev (Tobolsk, 8 février 1834-Saint-Pétersbourg, 2 février 1907) proposa de classer les éléments chimiques dans un tableau (du plus léger au plus lourd, de gauche à droite et de haut en bas, en rangeant dans une même colonne des éléments chimiques ayant des propriétés chimiques analogues), et il prédit l’existence d’éléments chimiques correspondant aux cases vides du tableau. La mise au point du tableau périodique des éléments et la découverte de ces éléments lui valut une gloire immortelle… Ne méritait-il pas un plat? .

En principe
En pratique
1. Il s’agit de parfumer au poireau du bouillon de volaille. Le vert est la partie  la plus puissante du poireau, gustativement parlant. Pour faire un bouillon qui doit être coloré en vert et qui est destiné à être réduit, le blanchissement dans le bouillon de volaille est un impératif bien pensé.

 

1. Blanchir un poireau avec beaucoup de son vert dans 1 litre de bouillon de volaille.
2. Le poireau, comme l’oignon, l’ail ou l’échalote, contient de nombreux composés soufrés un peu puissants, que le blanchissement élimine, d’une part parce que ces composés sont solubles dans l’eau, mais aussi parce qu’ils ne sont pas stables à la température de 100˚C atteinte dans l’eau bouillante. Dans l’étape précédente, les composés âcres du poireau sont dégradés mais ici, pour les deux poireaux de l’infusion et de la garniture, il vaut mieux  éliminer l’âcreté.

 

2.Émincer deux autres poireaux, les blanchir pendant une minute à l’eau bouillante, les égoutter et les cuire pendant un quart d’heure dans le bouillon déjà parfumé au premier poireau. En détailler un pour la garniture et détailler l’autre pour l’infusion à l’huile.
3. La réduction correspond à une évaporation de l’eau, l’objectif étant d’obtenir une solution  concentrée en goûts de poireau et de volaille. Notons toutefois que si la vapeur qui est éliminée lors de la réduction sent bon, c’est que des molécules odorantes sont perdues en même temps que l’eau. Si l’on utilisait un procédé moderne, par exemple de type membranaire, on ferait mieux que par le procédé classique.

 

3. Réduire alors le bouillon de moitié.
4. Le poireau ayant laissé dissoudre certaines de ses molécules gustativement importantes dans l’eau du bouillon, on récupère ses molécules insolubles dans l’eau et solubles dans l’huile. Au total, quand on réunira ensuite les deux lots de molécules, on aura quelques chances d’obtenir un goût de poireau plus net.

 

4. Prendre le poireau détaillé en vue de l’infusion à l’huile, le mettre dans un bocal vide et le secouer fortement avec 200 ml d’huile d’olive. Laisser reposer.
5. Il s’agit de colorer les oignons et le thon, ce qui engendre des “produits de Maillard”, par réaction des sucres et des acides aminés. Simultanément, le thym, le laurier, le persil et les champignons de Paris s’attendrissent: la chaleur fait éclater leur
cellules, de sorte que leur contenu aromatique puisse ensuite se dissoudre dans le liquide qui sera ajouté.
5. Pendant ce temps, préparer la gelée d’olives: Faire revenir au beurre avec un oignon émincé 300 g de thon haché au couteau et 100 g d’olives noires bien grasses. Ajouter du thym, du laurier, des tiges de persil et six champignons de Paris émincés.
6. Le vin et le Porto réduits à glace sont obtenus par réduction de ces liquides. Les molécules les plus légères s’évaporent et il reste une solution très concentrée, dont la viscosité augmente.
D’autre part, le fumet de poisson, que l’on obtient en cuisant dans de l’eau des arêtes de poisson, contient de la gélatine, que l’ébullition extrait des arêtes. C’est cette gélatine qui permet ensuite la prise en gelée.
6.Dans ce hachis, verser 500 ml de vin rouge préalablement réduit à glace (la préparation devient visqueuse, lisse), 500 mL de Porto préalablement réduit à glace et un litre de fumet de poisson très clair et parfumé (soit acheté chez le restaurateur ou poissonnier le plus proche, soit préparé à partir d’arêtes de poisson blanc: turbot, sole ou cabillaud. Laisser cuire pendant 30 mn.)
7. Comment filtrer parfaitement ? Les cuisiniers d’aujourd’hui sont mal outillés avec leurs chinois et leur étamine. Je propose qu’ils utilisent des entonnoirs en verre fritté tels qu’on en trouve dans les laboratoires de chimie. Ces filtres aux pores contrôlés se posent sur un récipient en verre
où l’on fait le vide: le liquide est aspiré et les moindres particules sont arrêtées.
Comment faire le vide? Comme les chimistes: avec une pompe manuelle ou à l’aide d’une trompe à vide, un petit système bon marché que l’on branche sur le robinet d’eau; en laissant couler l’eau (avec laquelle on arrose le jardin, par exemple), on fait le vide.
7. Laisser ensuite reposer, filtrer parfaitement et mouler en tasses. Laisser prendre à température ambiante.
8. On veut maintenant faire ce que je nomme un mendeleiev, ici au poireau. Il faut de l’eau (apportée dans le jaune d’oeuf ou dans le vinaigre, pour les mayonnaises classiques), des molécules tensioactives (présentes dans le jaune d’oeuf) et de l’huile. Ici, pour l’eau, nous choisissons le bouillon au poireau. Pour les molécules tensioactives, nous utilisons la gélatine, et pour l’huile, nous prenons l’huile infusée au poireau. Le travail du fouet divise et disperse dans l’eau les gouttelettes d’huile, qui sont stabilisées par les molécules de gélatine. Cette émulsion, cousine de la mayonnaise, prend ensuite en gelée (grâce à la gélatine).

 

8. Quand cette gelée est prise, filtrer l’huile où vous avez infusé un poireau et utilisez la pour faire une émulsion en partant du bouillon de poireau réduit, et d’une demie feuille de gélatine que vous y avez fait fondre (en fouettant). Puis verser une couche d’émulsion de poireau sur la gelée d’olives. Laisser prendre à nouveau.
9. Là, je n’ai rien à commenter… ou presque. La goutte de vin blanc est une merveilleuse idée parce que c’est une façon gastronomiquement supérieure d’acidifier. En effet, certains vins blancs ont une acidité peu inférieure à celle du vinaigre. Autrement dit, il “réveille” le thon sans le rendre aigre.
La ciboulette doit être parfaitement ciselée: pensez que la tige de ciboulette est un assemblage de cellules de ciboulette. Chaque cellule est comme un petit sac qui contient des molécules gustativement importantes de ciboulette. Plus vous aurez coupé finement la ciboulette, plus vous aurez ouvert de petits sacs, et plus l’arôme sera perceptible. En l’honneur du grand chimiste Dmitri Mendeleïev.
9. Enfin, déposer à la surface des morceaux de thon cru à peine salés à la fleur de sel, poivrés au poivre gris et additionnés d’une goutte de vin blanc. Terminer avec de la ciboulette ciselée.

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