Malek Chebel
par Marion Kameneff

Anthropologue et philosophe algérien, auteur de nombreux ouvrages sur la culture, l’histoire, la vie intellectuelle et même l’érotisme en terre d’Islam, Malek Chebel est aujourd’hui, en marge de ses recherches, psychanalyste à Paris.

À plusieurs reprises, Malek Chebel s’est courageusement attablé à l’exploration historique et psychologique des rapports entre les sexes et de la volupté propres à l’Islam. Il analyse ce qu’il appelle «l’esprit de sérail», l’emprise de la loi du père sur les corps et les esprits. Mais surtout, il défend l’idée peu répandue que «la religion de Mahomet n’a pas toujours été synonyme de frustration et de culpabilité. Au contraire, un grand raffinement a accompagné son développement.»
Ce qu’il défend avant tout, c’est la liberté sous toutes ses formes, et sa place dans l’Islam. Il rappelle que l’Islam est pluriel et refuse la catégorisation régressive pur-impur que soutiennent les fondamentalistes. D’où son célèbre plaidoyer pour un Islam des Lumières.

Cette défense active d’un Islam sensuel, asexué, rationnel et vivant ne tarde pas à lui apporter notoriété. Il cherche alors activement à approfondir la connaissance et la compréhension respective de l’Orient et de l’Occident, notamment au sein du groupe des Sages de la Commission Européenne, dans l’espoir d’y trouver un remède contre la peur qui empoisonne leurs relations. Homme pressé et très sollicité, il a m’a accordé un entretien éclairé…
«La vie du Musulman peut paraître sobre, parfois austère. Il n’est pourtant aucun segment temporel ou spatial qui n’ait son équivalence sensuelle, son pendant érotique.» -M. Chebel, Encyclopédie de l’Amour en Islam, Payot 1995.

Historiquement, qu’est-ce que l’Islam apporte à l’univers sensoriel arabe? En conséquence, quel rapport entretient aujourd’hui l’Islam avec la sensualité ?

Malek Chebel: L’Islam n’a jamais culpabilisé l’acte de chair. A l’inverse, après avoir reconduit la pratique bédouine ancienne, il l’a ennobli en lui reconnaissant une dimension spirituelle. Il a ainsi couvert et autorisé toute pratique liée à la sexualité et à la sensualité au sein du couple. Cependant l’Islam a pour souci majeur de maintenir la famille en fonctionnement et la protéger de la dislocation. Etant primordial de perpétuer le lien entre les générations, les interdits de l’Islam liés à la sensualité concernent exclusivement les rapports en dehors du couple légitime.

Et au niveau personnel?

M.C. : L’Islam impose l’hygiène comme une condition sine qua non de la pratique religieuse. De là tout un développement du rapport du croyant à son corps: il le lave, le farde, le pare de beaux habits, le parfume. Cette hygiène requiert une institution centrale dans la société musulmane, le hammam. Or le hammam, c’est le lieu par définition où s’exerce toute cette sensualité du corps, détendue et généreuse. Même si hommes et femmes sont évidemment séparés, la nudité, la promiscuité dans ce lieu moite et confiné, l’attention constante aux soins corporels (toilette, coloration au henné, massage), y confèrent un érotisme incontournable.

L’Islam a libéré principalement deux choses: D’une part la sexualité, le bien-être, le rapport déculpabilisé au corps. D’autre part, le rapport à l’argent. Peu de gens savent que l’Islam est très libéral, une sorte de capitalisme avant l’heure. L’enrichissement est encouragé en tant que moyen de favoriser la protection de la famille. Seule l’usure, c’est à dire les jeux d’argent et de hasard, sont interdits puisqu’ils introduisent aux yeux de l’Islam une trop grande part de risque pour le clan. Une religion qui émancipe la sensualité et anticipe la chute de Wall Street est résolument compatible avec la modernité !


Photo: Marion Kameneff – Amabilia.com

En quoi une sensibilité particulière à l’Islam s’exprime dans les lieux incontournables que sont la mosquée, le jardin, le hammam, le salon de thé et le souk?

M.C.: J’ai montré à travers mes ouvrages qu’il y a une cohérence entre les éléments ornementaux qui encadrent la vie sociale arabe et musulmane, cohérence fondée sur une nécessité absolue qu’est la cohésion du groupe. La convivialité des musulmans n’est pas étrangère à leur goût pour le confort: il sert à mettre en avant le plaisir qu’on prend ici bas à être ensemble. Avant même d’atteindre le paradis, le croyant jouit quotidiennement de tous les bienfaits que Dieu consent. Il y a une culture décisive de l’hédonisme et du bien vivre dans la civilisation arabo-musulmane.
Ainsi, l’Islam n’est pas fâché avec la jouissance humaine, au contraire. Le prophète Mahomet l’a dit à plusieurs reprises, sans compter qu’il l’a montré par son exercice personnel de la religion. Un hadith célèbre et reconnu de tous rapporte qu’il aurait dit « J’ai aimé de votre religion trois choses: les parfums, les femmes et la prière.» Les hommes qui aiment les femmes et les femmes qui aiment les hommes sont donc bénis. Certes, la prière a la primauté aux yeux du prophète puisqu’il introduit le monothéisme. Mais en ce qui concerne les mœurs, voilà un prophète sans complexe qui vous déculpabilise. De là cette déclinaison de jardins paradisiaques autour de la mosquée, du hammam comme compromis entre les besoins canoniques de l’hygiène et le goût du luxe, d’une cuisine riche et alléchante, de l’usage d’une parfumerie enivrante, et globalement du développement d’un raffinement extrême dans le mode de vie des élites et même des plus modestes.

Chaque fois le plaisir sensoriel est vécu comme un moyen de se rapprocher de l’idéal divin. Le jardin par exemple provoque un oubli de soi et la fragrance qui s’exalte des nombreuses fleurs prédispose l’homme à la méditation. Le hammam est lieu de sociabilité religieuse. L’art complexe qui orne le mihrab, la cour des mosquées ou les salons des princes est considéré non pas comme le fait d’un homme mais d’une inspiration supérieure, divine, dont l’artiste reçoit modestement le don.

La mission de la mosquée est aussi d’orienter la vie sociale des croyants selon la volonté de Dieu. Est-ce que l’architecture arabo-musulmane reflète le contrôle social Islamique, comme lorsqu’elle instaure la division spatiale entre les sexes ?

M.C.: Non, il n’y a pas de volonté de contrôle dans la philosophie architecturale. Seulement une volonté de plaire à Dieu en faisant les plus beaux ouvrages possibles. Le contrôle social est d’abord abstrait. En Islam, tout est abstrait au départ. Ce n’est pas l’Islam qui a instauré la division des sexes. C’est une habitude du temps des Romains et des Grecs fondé sur la tradition très ancienne du patriarcat. L’Islam ne l’a certes pas contredite, mais il l’a encore moins encouragé. Si dans certains pays musulmans on défend aujourd’hui la séparation des hommes et des femmes autant dans les lieux de loisir comme le café, que dans les lieux de culte, ce n’est pas le fait de l’Islam mais celui de la société concernée. L’Islam a bon dos, on lui fait dire ce qu’on veut. Ce qui procède aujourd’hui n’est qu’une interprétation des versets coraniques. L’Islam a permis l’éclosion d’une société comme Al Andalus où pendant sept siècles les musulmans étaient au sommet de leur gloire et les maîtres du monde en matière de savoir vivre, de liberté d’expression et de pensée, de liberté de culte et de raffinement les plus exquis.

Quand il a fallu brimer tout ça, des mouvements ont réinterprété les textes à l’inverse de la lecture qui avait présidé ce formidable développement. Ils oppriment les femmes en leur interdisant de sortir, de travailler. Comme par hasard c’est toujours au détriment des femmes, alors que le Coran n’est pas un livre sexué. Cette interprétation n’est pas dominante mais décadente. Je préconise qu’un jour l’Islam redevienne ce qu’il a été. Je parle d’Islam des lumières pour cela. Un Islam non seulement compatible avec le progrès mais aussi avec les raffinements exquis qu’il a souvent lui-même inventés. Il y a aujourd’hui 400 millions de musulmans dans le monde, dans 50 ans ils seront presque deux milliards, on ne les tiendra pas avec des interdits. Une minorité violente se fait entendre parce que les médias reflètent la mentalité paranoïaque des Occidentaux. Si l’Occident n’avait pas peur, on n’entendrait jamais parler des islamistes radicaux. Si vous allez en Indonésie, en Malaisie, vous n’entendrez jamais parler de cette vision négative de l’Islam.
Mais attention, je ne préconise pas un Islam des lumières pour contrarier la marche du monde. Puisque l’on attend des chercheurs et penseurs musulmans qu’ils soient rationalistes et objectifs, qu’ils tiennent compte des évolutions sociétales, je dis le vrai. Quand les musulmans font l’inverse du coran je le dis. La violence, la restriction de l’univers féminin sous des prétextes fallacieux ne sont pas des objectifs de l’Islam. Le voile est bien le dernier souci du coran ! L’excision n’a jamais existé en Islam. Parallèlement, quand la civilisation mahométane propose des choses de grande beauté, mon objectivité me pousse à les défendre.

La Grande Mosquée de Paris se veut représentative de l’amitié profonde entre la France et l’Islam. Par principe, son activité est en accord avec les principes de la République. Est-ce qu’on y retrouve l’exercice d’un Islam des lumières épanouissant et libéré tel que vous le présentez?

M.C.: Pour moi, la Grande Mosquée de Paris ne joue pas pleinement son rôle. Elle est dévouée à un Islam acclimaté à l’espace français mais on la sent frileuse, attachée à une pratique de l’Islam la plus casanière possible. Comme si elle avait peur des fondamentalistes, elle n’ose même pas contester les prédicats les plus réactionnaires. Ce n’est pas un problème de personnes, je suis souvent en contact avec le recteur de la Mosquée de Paris, il défend lui-même une vision apolitique du culte musulman. Mais l’institution elle-même n’ose pas jouer son rôle de promoteur d’une culture vraie, décomplexée, de l’Islam.
Elle pourrait pourtant développer l’encadrement et l’enseignement pour permettre l’éveil à cet Islam des lumières, rappeler les ressources intrinsèques de l’Islam de ce point de vue là. D’autant qu’il ne s’agit pas là d’insulter l’Islam mais au contraire mettre en évidence la beauté de cette religion, comme je le fais dans mon combat pour la reconnaissance et la reconduite d’un Islam vrai. Le chemin est long et complexe pour restaurer l’Islam, religion de tolérance et d’amour, dans sa splendeur légitime. Une chose est ici primordiale: la culture. Plus encore que le culte

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