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![]() Photo: Prêt-à-porter hommes printemps-été 2019 © Paul Smith |
Au dernier défilé du créateur Paul Smith. Un mannequin noir coiffé d’un chapeau melon rouge et d’un costume rose ouvrait le bal. Au cigare près, il ressemble à s’y méprendre à l’orgueilleux sapeur congolais photographié par Danielle Tamagny en couverture de son livre Gentlemen of Bacongo. Mais bien avant d’inspirer les stylistes occidentaux, la SAPE ou la «Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes» a fait la preuve de sa maîtrise audacieuse de l’art de l’habillement, jusqu’à l’ériger en une religion dont les adeptes arpentent les rues de Brazzaville, de Paris, Londres ou Bruxelles. Un mouvement de va-et-vient C’est dans les années 20 qu’apparaissent les prémices de la SAPE, lorsque les soldats congolais engagés auprès des armées françaises et belges rentrent au pays avec pour trophée chapeaux melon et redingotes de style occidental. Installé depuis plus |
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de 40 ans au Congo, le «colon blanc», par sa richesse et sa distinction, est alors le symbole de l’élégance. Les jeunes Congolais aspirant àune vie meilleure partagent le rêve d’aller en Europe pour découvrir et s’approprier, par le truchement de la mode, ce qui confère cette assurance au «patron». La transformation du sapeur accompli impose donc le voyage. Dans les années 50, les étudiants congolais chics fréquentent St Germain-des-Près. De 1976 à 1978, le prestigieux Rex Club accueille tous les samedis un concours de l’homme le plus élégant de la soirée. Mais si «l’examen est à Paris, la proclamation des aristocrates de l’élégance est au pays», précise l’anthropologue Brice Ahounou. Car c’est au Congo face aux siens que le sapeur affiche sa différence, sa réussite.
Exit la rigueur du chic européen, l’élégance africaine se vit dans l’ostentation. «Les Européens s’habillent en gris-bleu-noir. Les Africains ne devraient pas s’habiller ainsi. Nous avons l’art de faire chanter les couleurs» explique Josselin Bachelor, fondateur de la marque Connivence. Depuis 1998, sa boutique du «temple de l’élégance» à Paris propose au cœur du quartier africain de Château-Rouge, aux pieds de la butte Montmartre, des costumes de qualité aux couleurs introuvables ailleurs. Une drôle d’affaire sérieuse Si l’arrogance des personnages hauts en couleurs faisant la miella, ces pas de défilé agrémentés d’attitudes et de petites phrases qui distinguent les sapeurs entre eux, prête à sourire, si l’accumulation de couleurs vives assemblées jusque dans les moindres détails donne à la scène des airs de fête, si l’importance accordée aux très onéreuses marques de luxe dans le choix des vêtements frôle l’insouciance, la SAPE n’en est pas moins une affaire sérieuse. C’est précisément parce que la parure est onéreuse, rare, douloureuse d’acquisition qu’elle confère un certain statu à qui l’arbore. Il ne s’agit pas de paraître sans être. Certains gestes propres aux sapeurs ne trompent pas sur leur signification. En remontant le bas de son pantalon pour préciser la qualité de ses chaussures ou en ouvrant régulièrement le pan gauche de sa veste pour en afficher le nom du créateur, le sapeur envoie un message de réussite. En ce sens, la SAPE est un moteur de l’ascension sociale puisque pour se distinguer, il faut d’abord accéder à une carrière suffisamment lucrative.
Pour beaucoup, l’image de cet homme élégant qui emmène ses enfants pauvrement vêtus de haillons dans un décor de bidonville frôle l’indécence. Mais le discours du sapeur est tout autre: la SAPE est un mouvement de résistance contre la misère et la médiocrité qu’elle impose. Le Dr Noralagadi, neuropsychiatre, va jusqu’à affirmer que le sapeur véhicule «un discours politique de résistance contre l’Occident et contre les structures autoritaires de la société congolaise» qui tendent à le réduire à cette médiocrité dont la frime les préserve. Ainsi,malgré la mauvaise presse dont ils souffrent souvent dans un premier temps, les sapeurs sont devenus des personnages influents de la vie congolaise. La SAPE est une affaire sérieuse parce qu’il s’y joue un exutoire de la guerre. A travers l’identité qu’il emprunte, le sapeur se considère comme un émule de charme. Son répertoire personnel de gestes et de style le distingue et lui permet de s’affirmer, jusqu’à défier les autres d’en faire autant. «Je ne suis pas là pour amuser le monde. Je suis beau tout autour, pas de déchets, rien à jeter. Mes Weston, c’est du croco, pour avaler tout le monde», plastronne le sapeur Beauté Numérique.
L’élégance comme religion Dans un pays déchiré par des années de guerre civile, la SAPE permet non seulement d’exprimer avec humour une guerre symbolique, mais aussi de redonner le goût de vivre aux gens. C’est le pari de Ben Moukasha, un restaurateur sapeur qui érige son art en religion, la Sapelogie. Attentif à chacun de ses pas lorsqu’il apparaît en chemise rose, pantalon jaune, veste grise et cravate jaune et noire, le premier sapelogue refuse de parler de son culte avant d’y rendre hommage: «Toi qui remplit mes jours de joie et de tchatche, toi à qui j’ai donné mon corps et mon esprit, je te rend gloire.» À travers un corpus de commandements, le sapelogue recrée un univers en accord avec son image de marque. Puisqu’elle est nécessaire à la prospérité, la sapelogie prône la paix. «Tu ne seras pas violent ou insolent», édicte B. Moukasha en huitième commandement. «Toi sapelogue, de par ta prière et tes commandements, tu coloniseras les peuples sapephobes» plaide-t-il. Ainsi la religion de l’élégance possède-t-elle déjà un vocabulaire, des tables de lois, son corpus de saints tel le chanteur Rapha Boundzeki et ses divinités, les marques de luxe. Comme toute religion, elle permet à l’homme de la rue de s’élever au delà de ses difficultés et de les aborder d’un œil plus supportable. Et le sapeur Chômeur de Luxe de conclure: «Un congolais, même s’il n’a pas mangé, s’il est bien habillé, il est heureux!» |